CHAPITRE 1er
Ombres de désespoir

Il y avait eu des présages funestes depuis le début.

Pour commencer, je ne voulais pas travailler à Mission Inn. Partout ailleurs dans le pays, j’aurais accepté, mais pas à Mission Inn. Et dans la suite nuptiale, cette chambre qui avait été la mienne. Pire que de la malchance, m’étais-je dit.

Bien sûr, quand il m’avait confié cette tâche, mon chef, l’Homme Juste, ne pouvait pas savoir que c’était à Mission Inn que j’étais allé quand j’avais refusé d’être Lucky le Renard, lorsque j’avais refusé d’être son assassin.

Mission Inn faisait partie de ce tout petit univers où je ne portais aucun déguisement. J’étais moi-même quand je séjournais là-bas : un mètre quatre-vingt-treize, des cheveux blonds ras, des yeux gris – je ressemblais à tant d’autres que je ne ressemblais à personne en particulier. Quand j’y allais, je ne prenais pas la peine de porter un appareil dentaire pour déformer ma voix. Ni même les lunettes noires qui étaient de rigueur pour dissimuler mon identité partout ailleurs, sauf dans l’appartement et le quartier où j’habitais.

Là-bas, j’étais moi-même et rien d’autre ; même si celui que je suis n’était personne en dehors de l’homme qui portait tous ces déguisements compliqués quand il faisait ce que lui demandait l’Homme Juste.

Ainsi, Mission Inn était à moi, homme de rien que j’étais, tout comme la suite nuptiale, sous le dôme, baptisée Amistad Suite. Et, à présent, on m’ordonnait de la polluer. Personne d’autre que moi-même ne s’en apercevrait, bien sûr. Jamais je n’aurais fait le moindre mal à Mission Inn.

C’est dans cette gigantesque pièce montée de Riverside, en Californie, que j’allais souvent me réfugier ; dans ce lieu extravagant et fascinant qui s’étendait sur plus de deux pâtés de maisons, je pouvais faire semblant, pendant un jour, voire deux ou trois, de ne pas être recherché par le FBI, Interpol ou l’Homme Juste ; c’était un lieu où je pouvais me perdre et oublier ma conscience.

Depuis longtemps, l’Europe était peu sûre pour moi en raison des contrôles accrus à chaque frontière et parce que toutes les autorités rêvant de me prendre au piège avaient décidé que j’étais derrière le moindre crime consigné dans leurs archives.

Si je voulais retrouver l’atmosphère que j’aimais tant à Sienne, Assise, Vienne, Prague ou toute autre ville où je ne pouvais plus me rendre, j’allais à Mission Inn. Cet hôtel ne pouvait remplacer tous ces lieux, bien sûr, mais il m’offrait un refuge pareil à nul autre, et quand je retournais dans mon monde stérile, mon esprit était comme neuf.

Ce n’était pas le seul endroit où je n’étais personne, mais mon préféré, et celui que je fréquentais le plus.

Mission Inn n’était pas loin de là où je « vivais », si je puis m’exprimer ainsi. Et j’y allais généralement sur un coup de tête, dès qu’on pouvait m’y donner ma suite. J’aimais assez les autres chambres, surtout l’Innkeeper Suite, mais j’étais assez patient pour attendre que l’Amistad soit libre. On m’appelait alors sur l’un de mes nombreux portables pour m’annoncer qu’elle était disponible.

Parfois, je séjournais jusqu’à une semaine à Mission Inn. J’y apportais mon luth, et il m’arrivait d’en jouer un peu. Et j’avais toujours une pile de livres à lire, la plupart des livres d’histoire sur l’époque médiévale, la Renaissance ou la Rome antique. Je pouvais lire des heures durant dans l’Amistad, tant je m’y sentais étrangement à l’abri.

Et, depuis l’hôtel, il m’arrivait de visiter certains lieux.

Souvent, sans déguisement, je roulais jusqu’à Costa Mesa pour écouter la Pacific Symphony. J’aimais ce contraste qui me faisait passer des arches de plâtre et des cloches rouillées de l’Inn à l’immense miracle de Plexiglas de la salle de concert Segerstrom et à l’exquis Café rouge du premier étage. Derrière ses hautes baies vitrées tout en courbes, le restaurant semblait flotter dans l’espace. Quand j’y dînais, c’est vraiment l’impression que j’avais : flotter dans l’espace et le temps, détaché de tout mal et de toute laideur, et délicieusement seul.

Je venais d’entendre jouer Le Sacre du printemps, de Stravinski. J’avais adoré. Adoré ce furieux martèlement qui m’avait rappelé la première fois que je l’avais entendu, dix ans plus tôt, la nuit où j’avais fait la connaissance de l’Homme Juste. Cela m’avait fait penser à ma propre vie et à tout ce qui était arrivé depuis, alors que je dérivais dans le monde en attendant des appels signifiant immanquablement qu’une personne avait été marquée et que je devais m’en occuper.

Je ne tue pas de femmes, mais cela ne veut pas dire que je ne l’avais jamais fait avant de devenir le vassal de l’Homme Juste – son serf, son chevalier : tout dépend de la manière de voir. Il m’appelait son chevalier. Je considérais en des termes bien plus sinistres cette fonction à laquelle je ne m’étais jamais habitué durant ces dix années.

Souvent, il m’arrivait de quitter Mission Inn pour la mission de San Juan Capistrano, au sud, le long de la côte, un endroit tout aussi secret où je me sentais anonyme et parfois même heureux.

Je dois préciser que San Juan Capistrano est une vraie mission. Pas Mission Inn, qui est seulement un hommage à l’architecture et au patrimoine des missions. À Capistrano, je me promenais dans l’immense jardin carré aux cloîtres ouverts et visitais l’étroite et sombre Serra Chapel – la plus ancienne église catholique de l’État de Californie.

Je l’adorais. J’aimais que ce soit le seul sanctuaire connu de toute la côte où le bienheureux Junípero Serra, le grand franciscain, avait célébré la messe. Il l’a sans doute célébrée ailleurs, mais c’était le seul endroit où le fait était attesté.

Autrefois, il m’était arrivé de remonter vers le nord jusqu’à Carmel, de jeter un coup d’œil dans la petite cellule que l’on y avait reconstituée, comme celle de Serra, et de méditer sur sa simplicité : la chaise, le lit étroit, le crucifix sur le mur. Un saint n’avait besoin de rien de plus.

Et puis il y avait aussi San Juan Bautista, avec son réfectoire et son musée, et toutes les autres missions si laborieusement restaurées.

Quand j’étais enfant, j’avais voulu devenir prêtre – dominicain, en fait. Les dominicains et les franciscains des missions californiennes se mêlaient dans mon esprit, car c’étaient l’un et l’autre des ordres mendiants. Je les respectais tous les deux, et quelque chose en moi était toujours attaché à cet ancien rêve.

Je lisais encore des ouvrages sur ces deux ordres. J’avais une vieille biographie de saint Thomas d’Aquin, vestige de mes années d’études, remplie d’annotations. La lecture de l’histoire m’a toujours apaisé, et permis de me réfugier dans des époques enfuies. Il en était de même avec les missions, des îles hors de notre époque.

C’était la Serra Chapel de San Juan Capistrano que je visitais le plus souvent. J’y allais pour me rappeler la dévotion qui m’animait dans mon enfance. Elle avait entièrement disparu, mais je voulais simplement revoir les chemins que j’avais empruntés dans ma jeunesse. Peut-être voulais-je seulement fouler une terre consacrée, traverser des lieux de pèlerinage parce que je ne pouvais en réalité trop y penser.

J’aimais les solives du plafond de la Serra Chapel et les fresques sombres de ses murs. J’étais apaisé par cette pénombre, avec la lueur du retable doré tout au bout, ce cadre d’or, situé derrière l’autel, rempli de statues et de saints.

J’aimais la lumière rouge qui brûlait à gauche du tabernacle. Parfois, je m’agenouillais juste devant l’autel sur l’un des prie-Dieu destinés aux futurs époux. Bien sûr, le retable doré n’était pas là à l’époque des premiers franciscains. Il avait été installé plus tard, durant la restauration, mais la chapelle elle-même me semblait authentique. Le saint-sacrement s’y trouvait. Et saint-sacrement, quelles que fussent mes croyances, signifiait « vrai ».

Comment puis-je expliquer cela ?

Je m’agenouillais dans la pénombre un très long moment et j’allumais toujours un cierge avant de partir, sans trop savoir pour qui ni pour quoi. Peut-être murmurais-je : « En souvenir de vous, Jacob et Emily », mais ce n’était pas une prière. Je ne croyais pas plus à la prière qu’aux souvenirs.

J’avais besoin de rituels, de monuments, de repères. De l’histoire que recèlent livres, bâtiments et peintures ; et je croyais au danger, tout comme à l’assassinat de ceux que me désignait, où et quand bon lui semblait, mon chef, celui qu’au plus profond de moi j’appelais simplement l’Homme Juste.

La dernière fois que j’étais allé à Mission Inn – à peine un mois plus tôt –, j’avais passé un temps plus long que de coutume à me promener dans l’immense jardin.

Jamais je n’ai vu autant d’espèces de fleurs en un seul endroit. Il y avait des roses récentes, aux formes exquises, et d’autres, anciennes, ouvertes comme des camélias, des bignones, des ipomées, des lantanas et les plus gros buissons de plumbago que j’aie jamais vus. Des tournesols, des orangers et des marguerites parmi lesquels on pouvait se promener dans de larges allées nouvellement pavées.

J’avais marché lentement dans le cloître, dont j’adorais le sol de vieilles pierres inégales. J’avais aimé contempler le monde depuis ces arches rondes qui me remplissaient toujours d’une grande paix. Cette forme, typique des missions, se retrouvait à Mission Inn.

J’étais particulièrement heureux à Capistrano, dont le bâtiment suit le plan antique de tous les monastères du monde ; Thomas d’Aquin, le saint héros de mon enfance, s’est probablement promené durant de longues heures sous des arches semblables et dans les allées bien droites d’un jardin tout aussi fleuri.

Au fil du temps, les moines ont suivi ce plan maintes et maintes fois, comme si la brique et le mortier pouvaient repousser un monde mauvais et leur offrir, à eux et à leurs livres, un abri éternellement sûr.

J’étais resté longtemps dans l’immense coquille que formaient les ruines de l’église de Capistrano. Un séisme l’avait détruite en 1821, et il n’en restait qu’un ensemble éventré et gigantesque, sans toit. J’avais contemplé les amas de briques comme s’ils avaient dû signifier quelque chose pour moi, à l’instar de la musique du Sacre du printemps, en rapport avec le naufrage qu’était mon existence.

J’étais un homme secoué par un tremblement de terre, un homme paralysé par une dissonance. C’était tout ce que je savais. J’y pensais constamment, même si j’essayais de laisser cela de côté. Je tentais d’accepter ce qui était apparemment mon destin. Mais ce n’est pas facile quand on ne croit pas au destin.

Lors de ma dernière visite à la Serra Chapel, j’avais parlé à Dieu, Lui disant combien je Le haïssais de ne pas exister. Je Lui avais dit combien était cruelle cette illusion de Son existence, combien Il était injuste de faire subir cela aux mortels, surtout aux enfants, et combien je Lui en voulais.

Je sais, je sais, cela ne tient pas debout. Je faisais beaucoup de choses qui ne tenaient pas debout. Être un assassin et rien d’autre en est un exemple. Et c’est probablement pourquoi je tournais en rond dans ces mêmes lieux, de plus en plus souvent, libéré de mes nombreux déguisements.

On ne peut être un assassin à chaque instant de sa vie. Quoi que l’on fasse, une certaine humanité est vouée à poindre de temps en temps, une soif de normalité.

C’est pourquoi j’avais mes livres d’histoire, et les visites dans ces rares endroits me ramenaient à l’époque où je lisais avec un enthousiasme aveugle, me remplissant l’esprit d’anecdotes pour qu’il ne tourne pas à vide.

Et je brandissais le poing à la face de Dieu, à cause de toute cette absurdité. Cela me faisait du bien. Il n’existait pas, en réalité, mais je pouvais Le saisir ainsi, dans la colère ; j’aimais ces moments de conversation qui avaient autrefois tant représenté pour moi et qui ne m’inspiraient désormais que de la fureur.

Peut-être que, lorsque l’on est élevé en catholique, on s’accroche toute sa vie aux rituels. On vit dans un théâtre mental dont on ne peut se sortir, prisonnier toute sa vie de ces deux millénaires parce que l’on sent que l’on en fait partie.

La plupart des Américains pensent que le monde a été créé le jour de leur naissance, mais les catholiques font remonter cette création à Bethléem et au-delà, tout comme les juifs, même les plus laïcs d’entre eux, se rappellent l’Exode et les promesses d’Abraham. Jamais, au grand jamais, je n’ai considéré les étoiles du ciel ou les grains de sable d’une plage sans penser aux promesses que Dieu fit à Abraham pour sa progéniture ; et peu importait ce à quoi je croyais, Abraham était le père de la tribu à laquelle j’appartenais encore, que je le veuille ou non.

Je te bénirai et je multiplierai ta postérité, comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le bord de la mer.

C’est ainsi que nous continuons à jouer des pièces dans notre théâtre mental, même quand nous ne croyons plus au public ni à celui qui les a mises en scène.

Y penser me faisait rire, alors que je méditais dans la Serra Chapel – un rire de dément –, agenouillé, murmurant et secouant la tête dans la suave et délicieuse pénombre.

Ce qui m’avait rendu fou, lors de cette dernière visite, c’est que cela faisait tout juste dix ans jour pour jour que je travaillais pour l’Homme Juste.

Il s’était rappelé cette date, parlant d’anniversaire pour la toute première fois et m’offrant une énorme somme qui avait été virée sur un compte bancaire en Suisse où je recevais le plus souvent mon argent.

Il me l’avait dit au téléphone, la veille.

— Si je savais quoi que ce soit sur toi, Lucky, je t’offrirais bien plus que cet argent sans âme. Tout ce que je sais, c’est que tu joues du luth et que tu y passais des heures quand tu étais enfant. C’est ce que l’on m’a raconté. Si tu n’avais pas aimé autant cet instrument, peut-être que nous ne nous serions jamais connus. Te rends-tu compte depuis combien de temps je ne t’ai pas vu ? Et j’espère toujours que tu vas passer en apportant ton précieux luth. Quand tu viendras, je te demanderai de m’en jouer, Lucky. Mais je ne sais même pas où tu habites vraiment.

Il remettait tout le temps cette question sur le tapis, parce que je crois qu’il craignait, au fond de lui, que je ne lui fasse pas confiance, que mon travail n’ait érodé l’amour que j’éprouvais pour lui.

Mais je lui faisais confiance. Et je l’aimais vraiment. Je n’aimais personne d’autre au monde. Simplement, je ne voulais pas que quiconque sache où j’habitais.

Nulle part je n’étais chez moi, et je changeais souvent de lieu. Je n’emportais rien avec moi d’une maison à l’autre, hormis mon luth et mes livres. Et, bien sûr, quelques vêtements.

A cette époque où régnaient les mobiles et Internet, c’était si facile d’être introuvable ! Et si facile d’être atteint par une voix intime dans un silence électronique parfait !

— Ecoutez, vous pouvez me joindre à tout moment du jour ou de la nuit, lui avais-je rappelé un jour. Peu importe où j’habite. Si moi je m’en moque, pourquoi devriez-vous vous en soucier ? Un jour, peut-être, je vous enverrai un enregistrement de moi jouant du luth. Vous serez surpris. Je suis encore doué.

Il avait gloussé. Ce qui comptait pour lui était que je réponde au téléphone.

— Ai-je jamais failli ? avais-je demandé.

— Non, et je ne te laisserai jamais tomber non plus, avait-il répondu. Je regrette simplement que nous ne nous voyions pas plus souvent. Qui sait, tu pourrais très bien être à Paris, en ce moment, ou à Amsterdam.

— Je n’y suis pas. Vous le savez. Les postes frontières sont trop dangereux. Je suis aux États-Unis depuis le 11 septembre. Je suis plus près que vous ne le pensez et je viendrai vous voir un de ces jours ; peut-être vous emmènerai-je dîner. Nous prendrons place dans un restaurant comme des êtres humains. Mais, pour le moment, je ne suis pas prêt pour cette rencontre. J’aime à être seul.

Comme il ne m’avait pas donné d’ordre pour cet anniversaire, j’avais pu rester à Mission Inn et étais monté jusqu’à San Juan Capistrano le lendemain matin.

Je n’avais pas besoin de lui dire que j’avais alors un appartement à Beverly Hills, dans un quartier calme et arboré, et que je serais peut-être dans le désert de Palm Springs l’année suivante. Ni que je ne m’encombrais pas de déguisements dans cet appartement et dans ce quartier, qui n’était qu’à une heure de route de Mission Inn.

Naguère, je ne serais jamais sorti sans un quelconque déguisement, et c’est avec une froide équanimité que je remarquais ce changement en moi. Parfois, je me demandais si on me laisserait prendre mes livres au cas où j’irais en prison.

Mission Inn était donc ma seule constante. J’étais capable de prendre l’avion pour traverser le pays et rouler jusqu’à Riverside.

L’Homme Juste avait continué de parler, ce soir-là.

— Il y a des années, je t’ai acheté tous les enregistrements de luth qui existent au monde et le meilleur instrument qui se puisse trouver. Je t’ai acheté tous les livres que tu demandais. J’en ai même pris dans ma propre bibliothèque ! Est-ce que tu continues de lire constamment, Lucky ? Tu sais que tu devrais en profiter pour faire des études ? Peut-être que j’aurais dû m’occuper un peu plus de toi.

— Patron, vous vous faites du souci pour rien. J’ai plus de livres qu’il ne m’en faut. Deux fois par mois, j’en dépose un carton dans une bibliothèque. Je suis très bien comme ça.

— Qu’est-ce que tu dirais d’un penthouse quelque part, Lucky ? Ou de livres rares ? Il doit bien y avoir quelque chose que je puisse t’offrir à la place de l’argent. Un penthouse, ce serait bien, et sûr. Plus on est haut, plus on est en sécurité.

— Tout là-haut dans le ciel ? (En fait, mon appartement de Beverly Hills était un penthouse, mais l’immeuble ne faisait que cinq étages.) On ne peut arriver dans un penthouse que de deux façons, patron. Et je n’aime pas être coincé. Non, merci.

Je me sentais à l’abri dans mon penthouse de Beverly Hills aux murs tapissés de livres concernant les époques qui avaient précédé le XXe siècle.

Je savais depuis longtemps pourquoi j’aimais l’histoire. Parce que les historiens la rendaient cohérente, logique, autonome. Ils prenaient un siècle entier et lui imposaient une signification, une personnalité, un destin – ce qui était, bien entendu, un mensonge.

Mais, dans ma solitude, cela m’apaisait de lire ce genre de textes, de penser que le XIVe siècle était un « miroir lointain », pour paraphraser un titre célèbre, de croire que nous pouvions tirer des leçons d’époques entières comme si elles n’avaient existé que dans une merveilleuse continuité.

C’était agréable de lire dans mon appartement. Et aussi à Mission Inn. J’aimais mon appartement pour d’autres raisons. J’aimais me promener dans ce quartier calme sans me déguiser, m’arrêter au Four Seasons pour le petit déjeuner ou le déjeuner. Parfois, j’y prenais une chambre simplement pour être dans un lieu totalement différent, et j’y avais ma suite préférée, avec une longue table en granit et un piano à queue noir. J’en jouais, et, parfois, il m’arrivait même de chanter, avec le fantôme de ma voix d’autrefois.

Voilà des années, je pensais que je chanterais toute ma vie. C’était la musique qui m’avait détourné de ma vocation de prêtre dominicain – et aussi le fait de grandir, de vouloir fréquenter des filles et devenir un homme du monde. Mais c’était surtout la musique qui avait ravagé mon âme de douze ans, et le charme irrépressible du luth. Je crois que je me sentais supérieur aux gamins qui faisaient du rock quand je jouais de ce magnifique instrument.

Tout cela était révolu, le luth n’était plus qu’une relique, l’anniversaire était arrivé, et je ne donnai pas mon adresse à l’Homme Juste.

— Qu’est-ce que je pourrais t’offrir ? avait-il encore supplié. Je suis passé dans une boutique de livres rares, l’autre jour, tout à fait par hasard. Je rôdais dans Manhattan. Tu sais comme j’aime rôder. Et j’ai vu ce splendide livre médiéval.

— Patron, la réponse est non, avais-je dit avant de raccrocher.

Le lendemain, après ce coup de fil, j’en avais parlé au Dieu inexistant de la Serra Chapel, dans la lueur tremblotante de la veilleuse rouge et je Lui avais dit quel monstre j’étais, un soldat sans guerre, un tueur d’élite sans cause, un chanteur qui ne chantait pas. Comme si cela avait pu Le toucher de quelque façon.

Puis j’avais allumé un cierge au « Néant » qu’était ma vie : « Voici un cierge… pour moi. » Je crois que j’avais dit ça. Je n’en suis pas très sûr. Je sais que je parlais beaucoup trop fort, car des gens m’avaient remarqué. Et cela m’avait surpris, car la chose est rare.

Même mes déguisements étaient ternes et passe-partout. Ils avaient une cohérence, mais je doute que quiconque s’en soit jamais rendu compte. Des cheveux noirs brillantinés, de grosses lunettes de soleil, une casquette de base-ball, un blouson d’aviateur en cuir, une légère claudication, mais jamais du même pied.

Cela suffisait pour faire de moi un homme que personne ne voyait. Avant d’y aller tel qu’en moi-même, j’avais testé trois ou quatre déguisements à la réception de Mission Inn, avec autant de faux noms. Tout s’était passé sans problème. Quand le vrai Lucky le Renard était entré sous le nom de Tommy Crâne, personne ne l’avait reconnu. Pour les agents qui me traquaient, j’étais un mode opératoire et non un homme avec un visage.

Cette dernière fois, j’étais sorti de la chapelle furieux, désorienté et malheureux, et je n’avais été réconforté qu’après avoir passé la journée dans la pittoresque petite ville de San Juan Capistrano, où j’avais acheté une statue de la Vierge à la boutique de souvenirs de la mission avant la fermeture.

Ce n’était pas une statuette ordinaire. Elle portait l’Enfant Jésus et n’était pas simplement faite de plâtre, mais de tissu plâtré. Elle avait l’air vêtue d’une douce étoffe, qui était, en réalité, raide. Et elle était charmante. Le petit Jésus avait beaucoup d’allure, avec sa tête penchée de côté, et la Vierge n’était qu’un visage en forme de larme et des mains qui émergeaient de sa splendide tunique toute d’or et de blanc. Sur le moment, je l’avais rangée dans la boîte à gants et n’y avais plus repensé.

Chaque fois que j’allais à Capistrano – et la dernière fois n’avais pas fait exception –, j’écoutais la messe dans la basilique neuve, grandiose reproduction de l’église écroulée. La vaste basilique m’impressionnait autant qu’elle me calmait. Elle était de style roman et, comme telle, baignée de lumière. Là aussi, partout, ce n’étaient qu’arches courbes et fresques exquises.

Derrière l’autel se dressait un autre retable doré, à côté duquel celui de la Serra Chapel semblait bien modeste. Ancien, il avait été apporté lui aussi du Vieux Continent et recouvrait le mur d’abside jusqu’à une hauteur vertigineuse, tout resplendissant d’or.

Personne ne le savait, mais j’envoyais de temps en temps de l’argent à la basilique. J’inventais des pseudonymes sur mes mandats postaux. L’argent arrivait, et c’était tout ce qui comptait.

Quatre saints figuraient comme il se doit dans des niches sur le retable : saint Joseph et son inévitable lis ; saint François d’Assise ; le bienheureux Junípero Serra portant dans la main droite un modèle réduit de la mission ; ainsi qu’une nouvelle venue, du moins pour moi, la bienheureuse Kateri Tekakwitha, une sainte amérindienne.

Mais c’est le centre du retable qui m’absorbait le plus lorsque j’assistais à la messe. On y voyait le Christ crucifié, vernissé, les mains et les pieds ensanglantés et, au-dessus de lui, la figure barbue de Dieu le Père, tous deux baignés dans les rayons dorés que surmontait la colombe blanche du Saint-Esprit. C’était la Sainte Trinité – ce qu’un protestant aurait pu ignorer –, avec ses trois figures représentées au sens le plus littéral.

Je trouvais dans la vision de ce tableau autant de plaisir que d’émerveillement. Cela me réconfortait de le voir, même quand je bouillonnais de haine, tout comme d’être entouré de gens qui exprimaient leur foi et de me trouver dans un lieu saint où l’on venait pour être en présence du sacré. Je vidais mon esprit des fautes que je me reprochais et regardais simplement ce qui était devant moi, tout comme lorsque je travaille et que je dois prendre une vie.

Quand je levais les yeux de mon prie-Dieu vers la croix, c’était comme de tomber sur un ami alors qu’on est de mauvaise humeur et de lui dire : « Eh bien, te revoilà, et moi je suis encore furieux contre toi. »

Sous le Seigneur agonisant se trouvait la sainte Mère, sous la forme de Notre-Dame de Guadalupe, que j’ai toujours admirée. Lors de ma dernière visite, j’avais passé des heures à admirer cette paroi d’or. Ce n’était pas de la foi mais de l’émotion devant l’art, une émotion excessive, maladroite et apaisante, même si je continuais de répéter : « Je ne crois pas en Toi, je ne Te pardonnerai jamais de ne pas être réel. »

Après la messe, j’avais sorti le rosaire que je porte depuis l’enfance et j’avais dit ma prière, mais je n’avais pas médité sur les anciens mystères, qui ne signifiaient rien pour moi. Je m’étais tout au plus perdu dans cette psalmodie. Je vous salue, Marie pleine de grâce, comme si je croyais que vous existiez. Maintenant et à l’heure de notre mort, amen et puis quoi encore, pour eux, êtes-vous vraiment là ?

Notez bien, je n’étais certainement pas le seul tueur au monde à aller à la messe. Mais j’étais l’un des très rares qui y étaient attentifs, murmurant les répons et chantant parfois les psaumes. Il m’arrivait même de communier, baigné dans le péché mortel, comme par défi. Ensuite, je m’agenouillais, tête baissée, et je songeais : C’est l’enfer. C’est l’enfer. Et l’enfer sera pire que cela.

Il y a toujours eu des criminels, des grands comme des petits, qui vont à la messe avec leur famille. Je n’ai pas besoin de vous parler de ce mafieux italien de cinéma qui se rend à la première communion de sa fille. N’est-ce pas une pratique courante ?

Je n’avais pas de famille. Je n’avais personne. Je n’étais personne. J’allais à la messe pour moi-même, moi qui n’étais personne. Dans mon dossier à Interpol ou au FBI, il était écrit : il n’est personne. Nul ne sait à quoi il ressemble, d’où il vient ni où il réapparaîtra. Ils ne savaient même pas si je travaillais pour un seul homme.

Comme je l’ai dit, j’étais seulement pour eux un mode opératoire et ils avaient mis des années à le peaufiner, dressant la liste des vagues déguisements entraperçus par des caméras de sécurité et qu’aucun mot ne pouvait décrire précisément. Souvent, ils détaillaient mes coups en montrant une formidable incompréhension de ce qui s’était réellement passé. Mais ils avaient vu presque juste : je n’étais personne. J’étais un homme mort qui traversait le monde dans un corps vivant.

Et je ne travaillais effectivement que pour un seul homme, mon patron, celui que j’appelais, au fond de moi, l’Homme Juste. Il ne m’était tout simplement jamais venu à l’esprit de travailler pour quelqu’un d’autre. Et personne d’autre n’aurait pu ni voulu me contacter pour me confier une mission.

L’Homme Juste aurait très bien pu être ce Dieu le Père barbu du retable, et moi Son Fils ensanglanté. Le Saint-Esprit était ce qui nous liait, parce que nous étions liés, c’était certain, et je n’avais jamais songé à voir plus loin que les ordres de l’Homme Juste.

C’est blasphématoire. Et alors ?

Comment savais-je tout cela sur les dossiers de la police et des agences ? Mon bien-aimé patron avait des relations, et il gloussait avec moi au téléphone en m’informant de ce qu’il apprenait.

Il savait de quoi j’avais l’air : nous nous étions vus la nuit où nous nous étions rencontrés, une dizaine d’années plus tôt. Mais le fait de ne plus m’avoir aperçu pendant des années le troublait.

Pourtant, j’étais toujours là quand il appelait et, chaque fois que je jetais un portable, je l’appelais avec le nouveau. Au début, il m’avait aidé à me procurer de faux papiers, passeports, permis de conduire, etc. Mais je savais depuis longtemps comment les obtenir tout seul et comment tromper ceux qui me les fournissaient.

L’Homme Juste savait que j’étais loyal. Pas une semaine ne passait sans que je lui donne des nouvelles, qu’il m’ait ou non appelé. Parfois, j’avais le souffle coupé quand j’entendais sa voix, simplement parce qu’il était toujours là, que le destin ne me l’avait pas ravi. Après tout, si un seul homme représente votre vie, votre vocation, votre quête, eh bien, vous avez peur de le perdre.

— Lucky, je veux qu’on se retrouve quelque part, disait-il parfois. Tu sais, comme au début. Je veux savoir d’où tu viens.

Je riais le plus gentiment possible.

— J’adore entendre votre voix, patron, disais-je.

— Lucky, me demanda-t-il une fois, sais-tu toi-même d’où tu viens ?

Cela m’avait vraiment fait rire : mais pas de lui, de tout.

— Vous savez, patron, avais-je dit plus d’une fois, il y a des questions que j’aimerais vous poser, savoir par exemple qui vous êtes vraiment et pour qui vous travaillez. Mais je ne les pose pas…

— Tu serais étonné de mes réponses. Je t’ai dit un jour, mon petit, que tu travaillais pour les gentils.

Et nous en étions restés là.

Les gentils. La bande des gentils ou l’organisation des gentils ? Comment savoir ? Et qu’est-ce que cela changeait ? Puisque je faisais ce qu’il me demandait, comment pouvais-je être un gentil ?

Mais je pouvais rêver, de temps en temps, qu’il était du bon côté, que le gouvernement le légitimait et, faisant de moi un simple soldat, me dédouanait. C’est pourquoi je l’appelais l’Homme Juste et me disais : Eh bien, peut-être qu’il est du FBI, après tout, ou d’Interpol, en mission ici. Peut-être faisons-nous quelque chose d’important. Mais, en vérité, je n’y croyais pas. Je commettais des meurtres. C’est ainsi que je gagnais ma vie. C’était la seule raison pour laquelle je tuais, sans prévenir ni expliquer pourquoi. L’Homme Juste était peut-être du côté des gentils, mais moi, sûrement pas.

— Vous n’avez pas peur de moi, n’est-ce pas, patron ? lui avais-je demandé un jour. Pas peur que je pète un plomb et qu’un jour je vous lâche ou que je m’en prenne à vous ? Parce que vous n’avez aucune raison de me craindre, patron. Je serais le dernier à toucher à un cheveu de votre tête.

— Je n’ai pas peur de toi, non, mon fils, avait-il dit. Mais je me fais du souci pour toi, là-bas. Je m’inquiète parce que tu étais un gamin quand je t’ai pris. Je me demande… comment tu peux dormir la nuit. Tu es le meilleur que j’aie, et parfois cela me semble trop facile de t’appeler ; tu es toujours là, il me suffit de quelques mots, et tout se passe toujours à la perfection.

— Vous aimez parler, patron, c’est une de vos caractéristiques. Pas moi. Mais je vais vous dire une chose. Ce n’est pas facile. C’est excitant, mais jamais facile. Et, parfois, cela me suffoque.

Je ne me rappelle pas ce qu’il avait répondu à ce petit aveu, mais il avait parlé longtemps, disant, entre autres, qu’il voyait régulièrement tous les autres qui travaillaient pour lui. Il les voyait, les connaissait, leur rendait visite.

— Ça ne sera pas le cas avec moi, patron, avais-je répété. Vous n’aurez droit qu’à la voix.

Et, à présent, il m’envoyait à Mission Inn.

J’avais été appelé la veille et je m’étais réveillé dans mon appartement de Beverly Hills. Cela m’avait mis hors de moi.